Antoni Tàpies

Antoni Tàpies

Abdijstraat 20 Rue de l’Abbaye Brussels, 1050, Belgium Saturday, February 8, 2020–Saturday, March 28, 2020


Almine Rech Bruxelles a le plaisir de présenter 22 œuvres peintes par Antoni Tàpies (1923-2012) dans les vingt dernières années de sa vie, dans une exposition éponyme, de qualité muséale. De fait, plus de la moitié de ces peintures ont été exposées dans des musées et galeries, la plupart d'entre elles étant référencées dans des publications liées. Il s'agit ici de la première exposition solo consacrée à l'artiste en Belgique depuis la rétrospective organisée en 1985 par le musée d'Art moderne de Bruxelles (aujourd'hui, Musée Modern Museum).  

L'étendue des dégâts causés dans le pays par la guerre d'Espagne (1936-1939), dont les bombardements n'ont laissé que des murs là où se dressaient des bâtiments, a marqué les esprits. Cette surabondance de murs est sans doute à l'origine de la démarche de Tàpies, qui voyait la toile comme une paroi à violenter de graffitis, de taches, cicatrices, entailles ou rapiéçages. Il présenta ses premières « peintures murales » à la Biennale de Venise de 1956. Nombreux furent ensuite ses tableaux à ressembler à des murailles. Après tout, tapia veut dire « mur » en espagnol. Ses tableaux travaillés en épaisseur par empâtement, où apparaissent parfois des masses amorphes, amènent la plupart des historiens à rattacher son œuvre au tachisme ou à l'art informel. D'autres voient dans l'ésotérisme de son système linguistique la marque de l'écriture automatique surréaliste. De même que les peintures des années 1980 du Willem de Kooning tardif donnaient un autre éclairage à son travail, les tableaux tardifs de Tàpies offrent de nouvelles perspectives, comme on le voit très clairement dans cette exposition. À l'opposé des amas de matière antérieurs, barrières à l'entrée dans les œuvres, on trouve dans les peintures de la fin une patte moins lourde, marque de son aspiration artistique et spirituelle à s'arracher à la matière.   

Pour l'artiste visuel et écrivain Roland Penrose, « l'art [de Tàpies] a un dessein transcendantal », c'est-à-dire que sa fin est « de secouer [l'observateur] pour le sauver de l'aberration de l’inauthenticité et le conduire à la découverte de lui-même ». Si Penrose n'a jamais expliqué son choix du terme de « transcendantal », les peintures tardives de Tàpies entrent en résonnance avec les valeurs des transcendantalistes de la Nouvelle Angleterre du milieu du XIXe siècle, chantres de la liberté individuelle et de l'intuition subjective comme antidote à l'empirisme objectif et au scepticisme. Comme les premiers transcendantalistes, Tàpies avait étudié les religions orientales, refusait le dualisme, vénérait la Nature et faisait grand cas de la science. On pense à des peintures comme Sadharma-Pundarika, dont le titre fait référence au plus célèbre des sutras[SM1] mahâyâna (canons bouddhistes rapportés par la tradition monastique), et Dharmakaya (toutes deux visibles ici), que le Dalaï-Lama définit comme l'espace du vide, où se dissout la matière.   

Bien qu'aucun ouvrage de Thoreau ni d'Emerson ne figure au catalogue de la bibliothèque de Tàpies, il existe assez de correspondances pour dire qu'il était un « transcendantaliste contemporain » qui (comme eux) considérait qu'une grande part de la réalité demeure cachée et inaccessible aux êtres humains. Et quel meilleur moyen de dépeindre la transcendance que de déployer des symboles ineffables ou de coller des objets incongrus, pour capturer le mystère des rebuts du quotidien, comme dans Collage de la fusta , Claus i corda, Cistella i 3 et Portes cobertes ? Le critique français Michel Tapié faisait remarquer que « [cette] pratique ne peut que tendre le dialogue, toujours de la plus haute qualité du fait même de l'acceptation de ce secret en tant que secret, génératrice des plus efficaces structures du désir ».   

La peinture de Tàpies Esgrafiat (« sgraffite » en catalan) donne à penser qu'il avait fini par se fatiguer de toujours recouvrir et avait commencé à découvrir et à dévoiler, plutôt que de simplement camoufler. Non content de marquer le panneau des symboles récurrents du T et de la croix grecque noire, il ajoute trois yeux, pour mieux voir, et ratisse le sable, pour laisser émerger un signe de la paix à peine lisible. Sur le profil de Paisatge i tassa, on distingue des yeux ou peut-être des bulles enserrant des pensées ; dans l'une d'elles se reflète une tasse débordante, en miroir de la sensation exprimée par les yeux en canette vide de Sédas, dont le titre signifie « soif » en catalan. Tout à coup, les enveloppes de Díptic dels sobres [SM2] s'ouvrent, tandis que l'imagination suggère Matèria ocre amb X en grande enveloppe carrée, marquée du sceau de plusieurs signataires. Contrairement aux empâtements couvrant les œuvres plus anciennes, ces peintures exposent en général ce qui se cache en dessous ; certaines ont même quelque chose de lyrique. Jusqu'à El Meu índex, peinture de cette exposition la plus marquante de matérialité, dévoile plus qu'elle ne dissimule.    

Cette exposition d'exception offre donc au public la possibilité de se plonger directement dans l'utilisation peu conventionnelle que Tàpies fait du sgraffite, technique traditionnellement associée aux murs de plâtre et à la céramique, où l'enduit ou la barbotine est grattée, laissant apparaître[SM3] la couleur de la couche du dessous, déjà sèche. Si l'approche qu'a Tàpies du sgraffite est inhabituelle dans un contexte artistique, elle est fréquente dans des activités de tous les jours comme gribouiller dans le sable à la plage, peindre au doigt, couper un matériau mou, étaler de l'encre ou brouiller un trait de craie, laisser baver des liquides translucides, percer une surface ou voiler d'un tissu transparent. D'ailleurs, pas moins de cinq de ces tableaux présentent des gribouillis de sable ou de boue, trois sont couverts d'éclaboussures de vernis, deux comprennent de l'argile grattée tandis qu' Ou Blanc recèle un gros œuf de plâtre gravé de signes impénétrables. Tous comportent des taches, traînées et/ou coulures qui dictent leur tempo, moment de pause (comme une image sortie d'un film) dans un processus dynamique en plein déroulement.   

Au vu de l'accent mis par cette exposition sur les marques de lyrisme, ce que Tàpies dénommait « méta-poésie », on pourrait dire que ce regroupement d'œuvres questionne sa panoplie de symboles et sa préférence pour le trait gestuel. J'imagine certains spectateurs tentés de se lancer dans un décryptage de ces peintures (les lettres, chiffres et symboles font penser à des rébus) ; il est pourtant bien plus fructueux d'envisager chacune comme un tremplin mental ou une pierre de touche évasive, conçus pour lancer des pistes de réflexion ou provoquer la libre association d'idées. Tapié disait : « [l'art de Tàpies a] une inépuisable communication, contient un secret ; non pas une énigme à résoudre — résoudre équivaudrait à épuiser — mais un secret — existant en tant que secret, jamais divulgué, maintenant avec une merveilleuse évidence un état dynamique de féconde disponibilité ».  

Il est toutefois utile de pointer plusieurs motifs récurrents qui apparaissent ici. M i grafismes contient un M géant, signifiant de la volonté pour le mathématicien et mystique catalan du XIIIe siècle Ramon Llull, qui conçut le système divinatoire ars combinatorio. Le M réapparaît en bouche (Boca I punt vermell, Paisatge i tassa et Mirall de vernís) ou en montagnes (Sadharma-Pundarika et Paisatge i tassa). Transcrire les textes des quatre tableaux dont les lettres sont écrites à l'envers (potentiellement visibles dans un miroir) et/ou inscrites dans le sable ou l'argile se révèle ardu. Avec ses douze bandes déchirées masquant des taches de vernis, Colors Sublims rappelle les textes censurés ou ce que Jacques Derrida appelait « le sous rature », dispositif par lequel les mots sont rayés pour signifier l'inévitable inadéquation du langage.   

Tàpies voyait plutôt son art comme facilitant la « connaissance de soi » en poussant l'observateur à méditer sur ses peintures, qu'il considérait comme des objets magiques « comme un talisman, [...] en le touchant, [on sent] des énergies qui [...] guérissent ». Bien sûr, il n'imaginait pas les spectateurs littéralement toucher ses peintures comme ils le feraient d'une relique, d'un chapelet ou d'une croix. Cependant, il fusionnait à dessein vue et toucher, permettant au public d'imaginer facilement la sensation qu'on devait avoir en touchant la surface de ses tableaux. Et cette exposition offre une large gamme de surfaces à toucher en imagination : texture granuleuse du sable ou froides surfaces métalliques, formes en 3D, coutures et empiècements textiles, drapé de rideaux, grain de la toile, échantillons de tissu, coulures de vernis, traces de doigts maculés de peinture, surfaces grattées, craquelures du vernis, peinture qui s'écaille, incisions, tissé des toiles, relief des enveloppes, argile et formes en plâtre.  

En l'espace de cinquante ans, Tàpies a participé à neuf expositions à la Biennale de Venise (2005, 1993, 1982, 1978, 1977, 1958, 1956, 1954, 1952), reçu les prix de l'Unesco et de la Fondation David Bright en 1958 et le Lion d'or de peinture en 1993, record assurément imbattable. En 1998, il déménage de façon permanente au MACBA son installation primée Rinzen (1992-1993), dont le titre signifie « éveil soudain » en japonais. Sans surprise, une autre conception du « transcendantal » est « l'illumination soudaine de l'âme », ou rinzen. Llit, exposé ici, fait probablement référence à cette installation, qui comprend un gigantesque lit, suspendu en l'air comme par magie. L'art de Tàpies a fait l'objet de près de 100 rétrospectives de musée dans de multiples pays des cinq continents.   


Dr Sue Spaid,   
Maransart, Belgique   

Traduit de l'anglais par Sandra Mouton